Mais la note s’intéresse particulièrement au véritable pouvoir de « débauchage » que peuvent avoir les associations de collaborations entre chercheurs autour des grandes institutions hexagonales, telles que le CNRS, le CNES, l’Inserm, et Polytechnique. Elle cite notamment l’exemple de Gérard Mourou, prix Nobel de physique 2018 pour ses travaux sur les lasers. Élu en 2020 à l’Académie chinoise des sciences, le magazine Le Point l’avait alors identifié comme l’invité vedette d’un spectaculaire « symposium » avec la crème des « experts » internationaux installés en Chine, réunis autour du Premier ministre Li Keqiang.Son voyage faisait suite à la visite deux mois plus tôt du président Emmanuel Macron, qui avait alors signé avec le numéro un chinois, Xi Jinping, un accord de recherche. Selon Sinopsis, les travaux menés en collaboration à Pékin concernent le développement d’un laser de très haute puissance, dont les applications peuvent potentiellement être à double usage civil et militaire.Une collaboration qui se poursuit encore en 2024, alors que Gérard Mourou est membre actif d’un conseil consultatif de l’Université de Pékin, qui comprend notamment le chercheur He Xiantu, concepteur de la première bombe à neutrons de Chine et ayant travaillé sur son programme de bombe à hydrogène. Interrogée, la direction de Polytechnique n’a pas souhaité faire de commentaire spécifique, précisant seulement que « Gérard Mourou est retraité et conserve uniquement un lien honorifique avec l’Ecole ».Gérard Mourou appartient également à l’AEFC (Association des experts français et chinois), une association suspectée par le rapport de se distinguer des autres par son niveau d’activité et d’échanges avec les scientifiques chinois : « L’AEFC organise des séminaires pour des universitaires, favorise l’enseignement de scientifiques français pendant de courtes périodes dans des universités chinoises, ou même les encourage à travailler pour une entreprise chinoise pendant un certain temps », assure René Bigey. Contacté, son président d’honneur Yvon Le Maho, biologiste et zoologiste français ayant reçu le Prix de l’amitié 2023 du gouvernement chinois, reconnaît avoir participé régulièrement à des échanges avec les milieux universitaires chinois, avec lesquels il revendique des liens anciens.Lire aussiLe Kirghizistan, « laboratoire du pire » sous influence de la Chine et de la RussieIntérêts pour les deux partiesIl avoue être impressionné par les capacités de la recherche universitaire chinoise, mais conteste toute tentative de débauchage de chercheurs dans des secteurs de pointe ou tentative de vol de connaissances : « l’idée que j’aurais pu détourner des scientifiques est tout simplement grotesque. Qu’elle soit nationale ou internationale, une collaboration scientifique ne marche que si elle présente un intérêt pour les deux parties. En général l’intérêt des chercheurs français qui travaillent sur la biodiversité est qu’une collaboration avec nos collègues chinois leur donne accès à des espèces animales ou végétales ou à des écosystèmes nouveaux et complémentaires des leurs ».Yvon Le Maho assure, par ailleurs, avoir été régulièrement alerté par la direction du CNRS ou le ministère de l’Enseignement supérieur sur les risques de certains partenariats et en être parfaitement conscient.Une véritable prise de conscience dans les milieux universitairesL’auteur de l’étude reconnaît, lui, une prise de conscience dans les milieux universitaires et assure que les axes de recherche problématiques concernent essentiellement les secteurs hautement stratégiques : « À l’exception de la physique des particules, dont on voit assez facilement les usages stratégiques qui peuvent potentiellement en être faits dans le domaine du nucléaire (civil comme militaire), notamment dans la fusion, ces grands axes de recherche me semblent être beaucoup moins problématiques que ceux qui pouvaient être retenus il y a de cela quelques années encore (nouveaux matériaux, IA, etc.), assure René Bigey. Par ailleurs, il est devenu plus difficile pour les universités d’initier des coopérations scientifiques avec la Chine, d’exporter du matériel à usage dual vers certains clients chinois, d’envoyer des start-up technologiques en Chine (cf. Business France), etc. »De son côté, Terry Zimmer, consultant en intelligence économique ayant mené une mission sur l’ingérence étrangère pour l’institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IHE2F), – une structure dédiée à la formation des cadres de l’éducation nationale — constate une véritable prise de conscience dans les milieux de l’enseignement et de la recherche, mais reconnaît qu’il est difficile de savoir par quel bout s’emparer du sujet tant il est vaste.Lire aussiPourquoi les talents exilés quittent les Gafam et reviennent créer l’IA à la françaiseL’université, nid d’espions« Les dispositifs de sécurité qui existent pour protéger le patrimoine scientifique et technique de la nation ne s’appliquent pas suffisamment au champ des sciences humaines et sociales. L’archéologie, par exemple, n’est pas un secteur stratégique, mais pour des raisons géopolitiques, elle peut donner lieu à des tentatives d’ingérences extérieures également car les sciences humaines et sociales peuvent aussi relever des intérêts supérieurs de la nation. Il faudrait régulièrement mettre à jour les secteurs stratégiques qui évolueront, car les plus grands cas d’espionnage sont toujours nés sur les bancs de l’université », estime-t-il.En 2021, le sénateur André Gattolin avait déjà lancé un message d’alerte sur les ingérences étrangères dans les milieux universitaires avec un rapport sur les « influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français ». Un an plus tard, c’est un rapport de l’inspection Générale des Finances, révélé par Challenges qui alertait sur « les enjeux de la protection des savoirs et savoir-faire dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique ». Autant de travaux qui ont participé à une prise de conscience mais le combat est loin d’être terminé.Le désarmement de l’État et l’exposition des milieux universitaires aux influences étrangères sont surtout liés aux « sous-financements constatés de façon récurrente sur certains secteurs de la recherche », selon le rapport du sénateur Rachid Temal, récemment publié. Ce rapport met en avant l’exemple de l’Institut national des langues et des cultures orientales (Inalco), dont beaucoup d’étudiants se sont vus proposer des bourses par le chinois Huawei en faveur de doctorats de recherche sur le traitement automatique des langues (TAL), un secteur hautement stratégique dans le domaine du renseignement. Le tout alors que l’Inalco est considéré par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche comme « parfaitement au fait de l’ampleur de la menace » et « bien outillé pour adapter le contenu de ses enseignements, sa posture et ses partenariats en fonction du risque d’ingérence ».Lire aussiUn expert de la Chine en pole position pour diriger le think tank des arméesUne lutte difficile contre le débauchageIl est particulièrement difficile de répondre aux « assauts » répétés de la Chine ou d’autres puissances étrangères, dans la mesure où ils relèvent parfois aussi de tentatives de débauchage individuelles de scientifiques. Une note récente de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) évoquait ainsi « une campagne chinoise de ciblage de chercheurs français » lancée en novembre 2022 par un cabinet de conseil de ce pays. Selon la note, 650 approches de scientifiques par ce cabinet ont été identifiées en 2023 pour des « tentatives de débauchage », avec une attirance particulière pour les lauréats de grandes distinctions.Si la note ne précisait pas le taux de réussite de cette campagne de débauchage chinoise, René Bigey reconnaît que, malgré une véritable prise de conscience dans les milieux du renseignement sur les incitations au « retournement » de scientifiques, la lutte contre le débauchage reste un véritable défi pour les services de renseignements : « Au sein de certains services comme le SGDSN, certaines personnes sont très bien informées sur le fait que le débauchage de scientifiques ou d’ingénieurs de haut niveau constitue une lacune majeure dans notre arsenal de sécurité économique vis-à-vis de la Chine, puisque ni le contrôle à l’export ni le contrôle des investissements étrangers ne permettent de contrôler ces fuites de cerveaux et de savoirs. »
